Fin septembre 2017, la deuxième partie de la norme ISO 16128 a été publiée. Ces “Lignes directrices relatives aux définitions techniques et aux critères applicables aux ingrédients et produits cosmétiques naturels et biologiques” deviennent ainsi la référence mondiale en la matière. Dans un contexte, au moins en France, très polémique. Pour bien juger de ce dont on parle, CosmeticOBS-L’Observatoire des Cosmétiques fait le point sur ce qu’est cette norme… et sur ce qu’elle n’est pas.
Le 29 septembre, un collectif d’associations (Générations Futures, Génération Cobayes, WECF, Les Naturalistas et surtout Cosmébio), organisait une conférence de presse pour alerter contre la norme ISO 16128, “une boîte de Pandore derrière laquelle se cache peut être une tromperie généralisée au niveau mondial”, selon les termes de Romain Ruth, Président de Cosmébio.
La veille, la FEBEA (Fédération des entreprises de la beauté) avait diffusé un communiqué se réjouissant “que les acteurs internationaux de la cosmétique parlent désormais tous le même langage, grâce à ce premier texte d’harmonisation relatif aux ingrédients biologiques ou naturels”.
Grand danger ou gros progrès ? Deux points de vue radicalement différents, et quelques incompréhensions qui rendent le débat et les enjeux un peu obscurs pour les néophytes. Explications.
Qu’est-ce qu’une norme ?
Selon le Larousse, une norme est une “règle fixant les conditions de la réalisation d’une opération, de l’exécution d’un objet ou de l’élaboration d’un produit dont on veut unifier l’emploi ou assurer l’interchangeabilité. Les travaux de normalisation internationale sont menés par l’Organisation internationale de normalisation [International Organization for Standardization], conventionnellement appelée ISO”.
Une norme est élaborée selon un processus très défini, et est publiée au terme de discussions regroupant des représentants du monde entier, quand un consensus a été trouvé. Elle devient alors une référence internationale. À noter qu’une norme n’a pas à être “adoptée” ou à “entrer en vigueur” : une fois qu’elle est publiée, elle fait référence.
Elle peut devenir obligatoire, quand elle est reprise dans un texte législatif, mais reste le plus souvent d’application volontaire. Dans tous les cas, c’est un outil, pour les industriels qui sont conformes à la norme de prouver leurs bonnes pratiques, pour les autorités de baser leurs contrôles sur un texte harmonisé.
La norme ISO 16128
L’origine de cette norme vient de la volonté d’établir un socle unique pour définir ce que sont les ingrédients et les produits cosmétiques naturels et biologiques. Jusqu’alors, seuls des labels privés avaient élaborés des référentiels sur le sujet, mais qui n’ont ni force de loi, ni reconnaissance internationale.
Une norme pour le conventionnel ?
Premier point polémique : les représentants de la cosmétique biologique labellisée dénoncent une norme faite par et pour l’industrie conventionnelle, destinée à lui permettre d’investir ce marché très prometteur plus facilement, en faisant du “naturel au rabais”.
“Il y avait une surreprésentation de la cosmétique conventionnelle dans la délégation française”, a souligné Romain Ruth. “Il faut savoir que l’accès aux discussions est payant, ce qui limite la représentation des petits acteurs. Cosmébio, Ecocert ou Cosmos étaient aussi représentés et nous avons essayé de participer le plus sainement possible pour pousser dans le sens d’une cosmétique naturelle claire et non-trompeuse, mais on a dû claquer la porte à un moment parce qu’on a considéré qu’il n’y avait pas d’écoute des acteurs historiques du bio par les représentants du conventionnel”.
“L’idée initiale d’harmonisation était bonne”, a ajouté Pierre Charlier de Chily, qui a participé pour Cosmébio aux discussions de l’ISO. “Mais l’ISO, normalement, consiste à essayer de se mettre d’accord sur les meilleures pratiques existantes de l’industrie. Or, ça a été pris à l’envers : on aurait dû partir de nous, de ce qui se fait en Europe. Mais là, ce n’est pas ce qui a été fait”.
Dans une interview accordée à CosmeticOBS-L’Observatoire des Cosmétiques, Anne Dux, représentante de la FEBEA dans ces discussions, a expliqué : “Les labels bio français voulaient qu’on adopte leur cahier des charges. Mais ils ne représentent qu’une partie de l’existant européen. Or, une norme est un consensus entre toutes les régions du monde, et certaines régions du monde ou certaines parties prenantes en Europe ne voulaient pas de leur référentiel”.
De ce point de vue, il n’était donc pas question de favoriser l’industrie conventionnelle au dépens des acteurs établis du bio, mais de prendre en compte la réalité de la complexité de discussions qui doivent aboutir à un accord entre de nombreux intervenants internationaux, aux perceptions du naturel et aux histoires très différentes (Voir à ce sujet l’article Les enjeux de la norme ISO sur les cosmétiques naturels et bio).
Le contenu de la norme
La norme ISO 16128 a été déclinée en deux volets.
La première partie, publiée en 2016, est consacrée à la définition des ingrédients et détaille les critères qui font qu’un ingrédient peut être considéré comme “biologique”, “dérivé biologique”, “naturel” et “dérivé naturel”.
La deuxième partie, qui vient d’être publiée en septembre 2017, fournit les modes de calculs permettant d’établir les indices de naturel et/ou de biologique des ingrédients, dont découlent les pourcentages de naturel et de biologique d’un produit fini.
Du naturel qui n’en est pas ?
Deuxième point polémique : les représentants de la cosmétique biologique labellisée dénoncent “les nombreuses portes dérobées qui permettent de mettre à peu près tout ce qu’on veut dans un produit présenté comme naturel”.
Des ingrédients faussement naturels ?
Trois ingrédients viennent illustrer la crainte de “faux naturel”.
• Les silicones
Il ressort du texte de la norme (et même si l’exemple qui figurait dans les versions préparatoires du texte a disparu de la version finale publiée) qu’une huile de silicone fabriquée à partir de 70 % de sable naturel peut être crédité d’un indice d’origine naturel de 0,7.
Pour Romain Ruth, “Il est complètement contre-intuitif pour un consommateur de considérer que les silicones peuvent être des ingrédients naturels !”.
• L’alcool dénaturé
“Comment un alcool dénaturé, éventuellement avec du diethyl phthalate, peut-il être incorporé dans un produit dit naturel ?”, s’indigne Cosmébio.
“Les dénaturants de l’alcool sont autorisés lorsqu’ils sont obligatoires pour des raisons fiscales”, explique la FEBEA.
• Les OGM
“Par rapport à nos valeurs, nous ne pouvons pas accepter un ingrédient issu d’OGM dans les produits labellisés Cosmébio”, a rappelé Pierre Charlier de Chily, “mais il pourra être compté dans les ingrédients d’origine naturelle dans des produits conformes à la norme ISO !”
La norme stipule en effet que “Les ingrédients issus de végétaux génétiquement modifiés peuvent être considérés comme des ingrédients naturels dans certaines régions du monde”.
Mais la FEBEA souligne que “les OGM ne sont autorisés que dans les régions du monde qui les permettent. Par conséquent, ils ne sont pas autorisés dans l’Union Européenne”.
Et de préciser que cette règle s’applique aussi bien pour les produits fabriqués hors Europe, qui ne peuvent pas y être importés s’ils contiennent des OGM.
Pas de seuils de naturel ou de bio : la légitimation du greenwashing ?
“On ne sait pas aujourd’hui exactement de quelle manière la grande majorité des industriels vont faire référence à cette norme, mais on suppose qu’une certaine forme de créativité marketing devrait permettre de créer des produits véritablement pseudo-naturels et faussement biologiques. Il y a un vrai risque de greenwashing”, a averti Romain Ruth.
Il est vrai que la norme ne prévoit aucun pourcentage minimum d’ingrédient naturel ou biologique pour définir si un produit l’est aussi.
“Cette norme n’a pas pour objectif de se prononcer sur les revendications des produits, ni d’être un label. De fait, elle n’a pas vocation à préciser les conditions dans lesquelles un produit peut être qualifié de naturel ou de biologique…”, explique la FEBEA.
Les garanties françaises
Mais Anne Dux rappelle que “La France est le seul pays qui réglemente les allégations cosmétiques pour le naturel et le biologique. Selon les règles de l’ARPP, on savait déjà depuis 2012 qu’un produit cosmétique ne peut se revendiquer naturel que s’il contient au moins 95 % d’ingrédients naturels ou dérivé naturels, et qu’un un produit dit biologique doit contenir 100 % d’ingrédients biologiques ou être conforme à un cahier des charges, et ce, même sans besoin d’afficher le logo d’un référentiel en particulier. Sauf que personne ne savait ce qu’était une origine naturelle ou biologique. C’est tout simplement ce que dit la norme, et comment on calcule les pourcentages de naturel et de biologique.”
Et la représentante de la FEBEA souligne aussi que cela vaut pour tous les produits disponibles sur le marché français, qu’ils soient fabriqués en France ou n’importe où ailleurs dans le monde, puisque la règlementation française s’impose à tous les produits qui sont proposés aux consommateurs français.
En clair, pour elle, la norme ISO 16128 ne changera rien sur ce point.
L’avenir européen ?
L’équivalent d’un label ou au moins des règles semblables à celles qui existent en France pourraient venir de l’Europe. “La Commission européenne attendait que cette norme existe pour réglementer les allégations concernant le naturel et le bio”, rappelle Anne Dux. “Mais quels que soient les critères que la Commission pourrait retenir pour définir un produit naturel, que ce soit 95 % ou 99 % d’ingrédients d’origine naturelle, la norme ne changera pas, puisqu’elle se contente de dire comment on fait le calcul”.
Pas d’ingrédients interdits : une porte ouverte à tout ?
“Même si on met de côté la question des seuils minimum d’ingrédients naturels, il y a la possibilité avec la norme d’intégrer des conservateurs controversés, des parfums synthétiques, des solvants pétrochimiques, des ingrédients chimiques polluants… dans des cosmétiques qui vont se dire demain naturels ou biologiques ! Et ce genre de produits, portés par l’industrie conventionnelle, va inonder les rayons de la grande distribution dans les semaines à venir”, a encore dénoncé Romain Ruth.
C’est vrai, “la norme n’a pas vocation à préciser si des ingrédients seront autorisés ou interdits dans un produit naturel ou biologique”, indique le communiqué de la FEBEA.
Des ingrédients synthétiques peuvent donc y être intégrés, dans un pourcentage maximum, au moins en France, de 5 %.
“Exactement ce que prévoient les référentiels bio”, souligne Anne Dux, “qui acceptent eux aussi des conservateurs synthétiques pour protéger les produits !”.
Un propos qu’a tempéré Valérie Marcadet, administratrice de Cosmébio, dont la charte comprend une liste noire d’ingrédients interdits : “Le gros risque est d’avoir sur le marché un produit avec 95 % d’origine naturelle, et le reste avec tous les ingrédients nocifs que nous évitons, comme le diethyl phthalate dans l’alcool dénaturé, les silicones, les conservateurs dont les consommateurs ne veulent plus aujourd’hui… C’est un risque de confusion important pour le consommateur, qui trouvera côté à côte dans les mêmes rayons des produits vraiment naturels, et des produits qui ne le sont pas, mais qui se présenteront de la même façon”…
“On n’est pas dans la défense d’un pré carré, notre secteur est en bonne santé et on n’a pas de difficulté de croissance. Nos consommateurs savent très bien que le label Cosmébio veut dire quelque chose et qu’il est représentatif de valeurs. Mais nous sommes dans la nécessité d’informer les consommateurs, et surtout ceux qui ne connaissent pas bien le bio, particulièrement à l’étranger, pour qu’ils sachent clairement ce qui se cache derrière cette norme, qui peut être une tromperie généralisée au niveau mondial”, a renchéri Romain Ruth.
Des règles qui manquent de transparence ?
Troisième point polémique : les représentants de la cosmétique biologique labellisée dénoncent un manque de clarté organisée, au détriment d’une bonne information des consommateurs.
Une norme tenue secrète ?
La norme ISO 16128, comme c’est le cas pour toutes les normes de l’ISO, est disponible uniquement en accès payant. La 1ère partie est au prix de 58 francs suisses (environ 50 €), la 2e partie à 88 francs suisses (environ 77 €), alors que les référentiels de la cosmétique bio sont consultables gratuitement.
C’est incontestablement un obstacle à la libre information du consommateur qui voudrait consulter le texte original pour juger par lui-même de son contenu.
Dans le cadre de l’élaboration de cet article, et dans le souci de ne pas entraver la diffusion d’informations vérifiées, l’AFNOR a mis gracieusement à la disposition de la rédaction de CosmeticOBS-L’Observatoire des Cosmétiques un exemplaire des deux parties de la norme, mais avec l’interdiction de les diffuser ou de les reproduire.
Des modes de calculs peu clairs ?
“Les calculs, notamment pour l’indice d’ingrédients bio, ne sont pas clairs, et il manque encore des documents techniques pour les expliciter”, a indiqué Pierre Charlier de Chily.
Ce que confirme Anne Dux : “Deux documents techniques vont venir en complément de la norme pour préciser les modes de calculs, l’un sur les hydrolats, l’autre sur les opérations ultérieures de concentration et de dilution”.
Les extraits végétaux
Un point en particulier pose problème, celui des extraits végétaux.
Par exemple, une plante bio placée dans une huile végétale bio produit un macérât huileux : tout le monde est d’accord pour qualifier ce macérât d’entièrement bio.
Mais un problème se pose dans le cas d’extraits aqueux, notamment les eaux florales ou les hydrolats.
Quand on place une plante bio séchée dans de l’eau, on obtient un extrait. Là encore, tout le monde est d’accord pour dire qu’une partie de l’eau devient bio (celle qui sert à réhydrater la plante et qui remplace l’eau constitutionnelle de la plante d’origine). Le problème est de calculer la quantité de bio présente dans l’extrait final.
Selon Anne Dux, “La démarche logique serait d’analyser la composition de l’extrait final pour mesurer ce qui reste d’extrait de plante, qui constitue la partie bio. Mais ce serait négliger la partie d’eau bio… qu’on ne sait pas distinguer de l’eau naturelle.Face à cette impasse, la norme considère que le bio final correspond au bio entrant. Donc dans un extrait végétal, la quantité de bio introduite divisée par le poids total introduit = le coefficient bio de l’extrait*. Le référentiel Cosmos calcule différemment : c’est le poids de bio introduit qui est divisé par le poids de l’extrait final, ce qui donne une part de bio supérieure ! Qui fait du greenwashing dans ce cas ?”
Un exemple en chiffres* | |
---|---|
Si 80 kg de plante dans 800 kg d’eau donnent 600 kg d’extrait • Calcul COSMOS : 80/600 = 0,13% de bio • Calcul norme : 80/880 = 0,09 % de bio |
|
*Formule de calcul simplifiée pour l’exemple, la norme prenant aussi en compte les valeurs spécifiques de l’eau d’extraction et de l’eau de reconstitution… |
Des calculs avec ou sans eau
L’eau elle-même pose problème.
“Il a fallu trois ans pour décider que l’eau était naturelle, certaines parties du monde voulant qu’elle soit considérée comme neutre et qu’on l’exclue des calculs”, rappelle Anne Dux.
“En France, les référentiels de la cosmétique bio font leurs calculs en incluant l’eau. Mais à la demande des américains, la norme prévoit la possibilité de faire des calculs avec l’eau ou sans l’eau”.
Conséquence pratique ? Si on inclut l’eau de formulation (naturelle), qui représente une grande partie des formules cosmétiques, le pourcentage d’ingrédients naturels augmente fortement. Si on exclut l’eau du calcul, c’est cette fois le pourcentage d’ingrédient bio qui est boosté !
L’exemple de l’ISO 16128 pour un produit fini | |
---|---|
Contenu naturel • Avec l’eau : 83,4 % • Sans eau : 58,5 % |
Contenu d’origine bio • Avec l’eau : 12,2 % • Sans eau : 30,5 % |
Des étiquetages plus flous ?
Comment cette subtilité des modes de calculs sera-t-elle utilisée par les marques ? Comment ces chiffres seront-ils indiqués sur les étiquettes ? Rien n’est prévu dans la norme sur ce point (ce n’est pas son propos) et à ce jour, c’est encore la grande inconnue…
Mais pour Romain Ruth, la messe est déjà dite : “Il n’y aura pas de transparence claire sur les pourcentages, comme le font aujourd’hui les produits labellisés Cosmébio qui les affichent sur leurs étiquettes. Avec l’ISO, ce sera moins lisible et moins clair”.
Anne Dux a une position plus rassurante : “Selon la loi française, il était déjà possible d’afficher un pourcentage d’ingrédients biologiques, mais en faisant attention de ne pas laisser supposer au consommateur que le produit lui-même était biologique au sens d’un référentiel existant. La norme ne va donc rien changer sur ce point, mais les autorités ont maintenant un texte de référence pour contrôler le pourcentage affiché”.
Pas de certification, pas de contrôles ?
Dernier point d’achoppement : la véracité des pourcentages de naturel ou de bio affichés.
Car pour Valérie Marcadet, la référence à la norme pour les autorités de contrôle ne suffit pas : “Pour ces produits, tout reposera sur les attestations des fournisseurs d’ingrédients concernant le pourcentage d’origine naturelle ou bio, et on sait que les fournisseurs ne donnent pas toujours les bons éléments. Ce sont alors les contrôles des organismes certificateurs qui permettent d’assurer une réelle traçabilité et une véracité des allégations”.
Et les consommateurs pourraient facilement être abusés par ces mentions qui devraient arriver prochainement sur les étiquettes “Contient 95 % d’ingrédients naturels ou d’origine naturelle au sens de la norme ISO 16128”…
Que conclure de ce différent qui oppose clairement la cosmétique conventionnelle et la cosmétique labellisée bio, sur un marché en plein essor et qui suscite toutes les convoitises ?
Pour les représentants de Cosmébio, “Plus que jamais, les référentiels bio très exigeants et les labels certifiés et contrôlés sont les seules garanties que les produits soient vraiment naturels et bio”.
Pour l’industrie représentée par Anne Dux, “Cette norme représente l’état de l’art : la communauté internationale s’est réunie et a abouti à un consensus pour définir ce qu’est réellement un ingrédient naturel, d’origine naturelle, biologique ou d’origine biologique. C’est la seule référence internationale, et les réglementations européenne et française sont extrêmement protectrices pour les consommateurs. Ce cri d’alerte des associations n’est pas justifié…”
Reste à savoir ce qu’en penseront les consommateurs… de tous les pays.