C’est ce qu’on appelle un buzz. Le 7 juin, l’UFC-Que Choisir dénonce la présence sur le marché de 23 cosmétiques contenant des ingrédients interdits depuis plusieurs mois, donc des produits hors-la-loi. Les marques mises en cause (dont L’Oréal) se défendent en affirmant avoir stoppé la commercialisation de ces produits plusieurs mois avant l’interdiction. La FEBEA (qui représente l’industrie cosmétique française), évoque la complexité des chaînes de distribution. La DGCCRF (le "gendarme" du marché cosmétique) annonce des contrôles. CosmeticOBS-L’Observatoire des Cosmétiques a cherché plus d’explications et a enquêté pour comprendre le pourquoi du comment…
Rappel des faits. Le 7 juin, l’association UFC-Que Choisir publie un dossier sur les "Ingrédients indésirables dans les cosmétiques". Elle y pointe du doigt 1 000 produits contenant à son sens des ingrédients indésirables, mais surtout dénonce la présence sur le marché de 23 cosmétiques contenant des conservateurs interdits depuis plusieurs mois, voire plusieurs années.
Plus précisément, pour deux d’entre eux, il s’agit de l’Isobutylparaben,
banni depuis le 30 juillet 2015
. Pour les 21 autres, c’est la Methylisothiazoline très allergisante qui figure dans la liste des ingrédients de produits non rincés, dans lesquels elle est
interdite depuis le 12 février 2017
.
Ce que dit la loi
La règlementation cosmétique (en l’occurrence le Règlement Cosmétiques européen n° 1223/2009) est claire : quand un ingrédient a été jugé "à risque" pour la santé des consommateurs par le Comité d’experts indépendants en charge de l’évaluation de sa sécurité (le CSSC) et que la décision d’interdiction d’utilisation a été actée par la Commission européenne, un délai est donné à l’industrie pour se mettre en conformité avec la nouvelle règle. Durant ce laps de temps, les fabricants doivent ne plus utiliser l’ingrédient concerné dans leurs nouveaux produits, et reformuler leurs produits existants ou les retirer du marché, de façon à ce qu’à la date butoir, plus aucun cosmétique devenu "hors-la-loi" ne puisse être vendu à un consommateur.
Ils doivent aussi avertir leurs distributeurs de leur obligation de faire de même.
Traçabilité et délais
En l’occurrence, pour la Methylisothiazolinone, le délai de mise en conformité était d’un peu plus de six mois, le règlement prévoyant son interdiction pour le 12 février 2017 ayant été publié le 22 juillet 2016. Mais le CSSC avait rendu son Opinion le 12 décembre 2013 , ce qui laissait tout de même à l’industrie un peu de temps pour se préparer…
Rappelons aussi que chaque production de cosmétiques doit être assortie d’un numéro de lot, imprimé sur le packaging de chaque produit, et représentatif d’un dossier complet incluant, entre autres données, la date de fabrication et la liste des ingrédients… de façon à en assurer la traçabilité et permettre d’éventuels rappels de produits en cas de problème.
Commet alors est-il possible qu’on retrouve encore sur le marché des produits qui contiennent l’ingrédient interdit plusieurs mois après l’interdiction ???
À première vue, on pourrait être tenté de penser que l’industrie cosmétique a choisi des intérêts financiers plutôt que la conformité à la réglementation et la sécurité des consommateurs. CosmeticOBS-L’Observatoire des Cosmétiques a posé la question aux principaux acteurs impliqués dans cette affaire, et… la réalité est nettement moins simple.
La complexité de la chaîne de distribution
Première réaction de L’Oréal, le groupe cosmétique le plus important au monde, qui ne manque ni de moyens ni de services réglementaires. Une de ses membres confie : " On ne comprend pas ce qui s’est passé. On a reformulé tous les produits depuis bien longtemps, et on a averti nos distributeurs. Mais on ne maîtrise que ceux à qui on vend les produits. Rien ne les empêche de les revendre ensuite à d’autres distributeurs, à leurs filiales ou même à l’étranger… Et dans ce cas, c’est de leur responsabilité d’informer ceux à qui ils les revendent… "
Même analyse de Patrick O’Quin, le président de la FEBEA (Fédération des entreprises de la beauté) qui représente l’industrie cosmétique française. Il explique que, bien souvent, la marque qui fabrique les produits les vend à un grossiste, qui lui-même peut les revendre à une plate-forme d’achats, qui elle-même peut redispatcher les produits à des chaînes de grandes surfaces ou à d’autres distributeurs, qui eux-mêmes peuvent les rétrocéder à des détaillants (qui peuvent être des boutiques plus ou moins importantes, des coiffeurs ou des esthéticiennes, y compris ceux et celles qui travaillent aux domiciles de leurs clients…). "
Même entre pharmaciens
", ajoute-t-il, "
nous savons que les commandes sont parfois passées par un "gros client" mais pour le compte de confrères, et les colis ne sont même pas ouverts par le client qui passe la commande, l’objectif étant de bénéficier de remises quantitatives
".
Et de citer encore les produits souvent en "fin de vie" (comprenez : proches de leur date limite de consommation) acquis par les "soldeurs" (ou liquidateurs), qui se revendent au gré des enchères au sein de l’Union européenne… Ou les "pure-players" sur Internet ayant leur siège (européen) à Dublin, Chypre, Gibraltar ou dans les îles anglo-normandes… "
La rétrocession de produits cosmétiques ne peut être interdite
", rappelle-t-il, "
le législateur a simplement oublié que le metteur sur le marché (le fabricant) ne peut, au sein de l’Union européenne, interdire la revente de ses produits entre intermédiaires ou distributeurs, ni maîtriser la rotation du stock présent sur le marché
".
D’autant que certains produits cités comme hors-la-loi par UFC-Que Choisir n’étaient pas destinés au départ au marché français, mais s’y sont retrouvés par le biais d’une autre chaîne de distributeurs et d’importateurs… sans que la marque n’en soit informée le moins du monde !
Une cascade de responsabilités
En théorie, toute cession de produit s’accompagne d’un transfert de responsabilité, et c’est à chaque vendeur de la chaîne d’avertir celui à qui il rétrocède les produits de ses obligations, notamment en termes de délais de vente ou de retrait du marché. Mais en pratique…
Il ne s’agit pas forcément de tromperie ou de fraude intentionnelle de la part des distributeurs : combien d’entre eux, notamment parmi les plus "petits", ont réellement conscience ou même connaissance des obligations que le Règlement Cosmétiques leur impose ?
Et quand bien même ils en sont avertis, particulièrement les plus "grands", nombreux sont ceux qui gèrent leurs stocks de produits de façon automatisée à l’aide des barre-codes. Or, la reformulation d’un produit n’implique pas toujours un changement du barre-code (surtout si elle n’a consisté qu’en la substitution d’un conservateur par un autre). Entre une "ancienne" formule et une "nouvelle", seuls parfois la liste des ingrédients (mais qui la lit ?) et le numéro de lot peuvent être différents. Mais ce dernier est bien plus difficile à gérer en boutique qu’un simple flash du code-barres. Un vieux stock peut ainsi venir en rayons… ou y rester.
Alors, oui, si on considère tout cela, retrouver à la vente des cosmétiques contenant des ingrédients interdits depuis plusieurs mois est tout à fait possible.
Reste qu’une fois que ce constat est établi, on ne peut qu’espérer qu’il servira d’enseignement, pour éviter d’avoir à le refaire à l’avenir. Et à n’en pas douter, cette affaire aura des suites.
Le grand ménage en préparation
Outre des législateurs, c’est de la part des autorités de contrôle du marché, chargées justement de faire respecter la réglementation cosmétique par les opérateurs, mais aussi de la part de l’industrie, qu’on attend d’abord des actions concrètes.
L’enquête des autorités de contrôle
Raphaëlle Bove, Chef du bureau des produits, prestations de santé et service à la personne de la DGCCRF, a, elle aussi, répondu aux questions de CosmeticOBS-L’Observatoire des Cosmétiques. Pour elle, " les responsabilités peuvent être multiples. Il peut s’agir de distributeurs qui ont acheté les produits il y a longtemps aux fabricants, mais qui continuent d’écouler leur propre stock. Mais le distributeur n’est pas forcément en première ligne. S’il peut produire une facture datant, par exemple, de mars 2017 de la part du fabricant, qui montre que celui-ci lui a vendu le produit dans lequel la substance est encore présente, c’est le fabricant qui est en tort. Et si un fabricant a continué à vendre des lots de taille importante peu avant la date butoir de l’interdiction, on peut s’interroger sur sa loyauté auprès du distributeur à qui il vend ". Si une faute est prouvée, les sanctions suivront…
Pour l’instant, la DGCCRF en est au stade de l’investigation. Les enquêteurs ont établi une liste des produits mis en cause et cherché à identifier les personnes responsables de leur commercialisation, pour aller vérifier auprès d’elles les dates d’arrêt des formulations avec les ingrédients interdits et de vente des produits non conformes, ainsi que les mesures mises en œuvre pour avertir leurs distributeurs….
Mais pour quelques produits, il n’y a pas de personne responsable déclarée. Pour les autres, il y en a en France, mais aussi en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Angleterre… " On sait d’ores et déjà qu’il va falloir qu’on fasse des demandes de coopération avec d’autres États membres de l’Union européenne ", souligne Raphaëlle Bove, " et qu’on sollicite nos homologues à l’étranger pour l’enquête ". Ce qui risque de la ralentir, même si la DGCCRF espère avoir les résultats pour la fin de l’été.
Le rôle de l’industrie
Sans préjuger des conclusions auxquelles arriveront les autorités de contrôle, si, au final, seuls les distributeurs étaient responsables et reconnus coupables, les marques cosmétiques dont les produits ont été incriminés n’en ont pas moins eu mauvaise presse et image écornée. Ce n’est bon ni pour leurs relations de confiance avec leurs consommateurs, ni pour leurs affaires.
Loïc Armand, le président de Cosmetics Europe (instance représentative de l’industrie cosmétique au niveau européen) ne dit pas autre chose, et tient un discours assez ferme : "
Si des produits contiennent des ingrédients interdits, ils n’ont pas à être sur le marché. Si certains fabricants mettent sur le marché aujourd’hui des produits qui contiennent des ingrédients interdits, ils sont en tort et ils doivent être, et seront, sanctionnés par les autorités compétentes
", déclare-t-il. "
Il peut s’agir aussi de produits anciens avec une durée de vie assez longue, trouvés dans des magasins à rotation faible, et qui contiennent des ingrédients interdits aujourd’hui, mais qui ne l’étaient pas au moment de leur fabrication. Mais même si les distributeurs peuvent être en cause, je revendique la responsabilité du metteur sur le marché du produit, c’est-à-dire le fabricant. L’industrie a certainement un rôle à jouer, car cela suppose de bâtir un dialogue et une collaboration étroite entre le fabricant et toute la chaîne de distribution, de manière à s’assurer que dans le cas d’un ingrédient interdit, le système d’information aille jusqu’au bout pour arriver à nettoyer le marché dans les temps voulus. Je vous laisse imaginer comme cela peut être complexe. En tout cas, il n’y a pas de place pour la mauvaise volonté, ni pour la malhonnêteté
".
Qu’on se le dise…
LW-JS