Sa réputation n’est plus à faire. Autant les jeunes étudiants en cosmétique que les professionnels confirmés connaissent son nom. Jean-Claude Le Joliff, ancien directeur de la recherche chez Chanel, a travaillé pendant plus de 50 ans dans l’industrie cosmétique. Contributeur récurrent de L’Observatoire des Cosmétiques, il a décidé de freiner un peu son activité en se concentrant uniquement sur son projet de Cosmétothèque. La meilleure façon de le remercier de ces années passées avec lui est sans doute de faire un retour sur sa carrière. Portrait.
“15h, rendez-vous à la Coupole, boulevard du Montparnasse”. C’est Jean-Claude Le Joliff, lui-même, qui propose que l’on se retrouve dans cette brasserie. “Vous verrez, on y sert l’un des meilleurs chocolats chauds de Paris. Et puis, la Coupole est une brasserie historique, si vous ne la connaissez pas, nous devons absolument y aller”.
Quand Jean-Claude Le Joliff arrive, il commence tout naturellement à raconter des anecdotes relatives au lieu de l’entretien.
Mais aujourd’hui, le sujet n’est pas la Coupole, mais lui.
Il sourit, se racle la gorge et commence. “Je ne sais pas trop quoi vous dire. En relisant mon CV, je me suis rendu compte que ma carrière dans la cosmétique avait dépassé les 50 ans”.
Contrairement à ses pairs, souvent issus de formations techniques et scientifiques, Jean-Claude Le Joliff a eu un parcours atypique. Intéressé par la métallurgie, il a cherché à se former à la structure des matériaux.
Il s’inscrit alors au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers).
“Très rapidement, je suis confronté à un problème de taille, les cours de chimie. Puisque la formation était en alternance, j’essaye de me trouver un laboratoire d’accueil pour espérer comprendre quelque chose à cette matière”, évoque-t-il. “À l’époque, j’habite à Suresnes et les laboratoires Coty ne sont pas loin. Je décide d’aller tenter ma chance et je suis reçu par un monsieur charmant. Il me dit ’c’est bien, mon petit gars, mais le seul problème, c’est qu’on ferme ce soir. Fin de l’histoire. Si ce n’est que cette mésaventure va me donner l’idée de chercher d’autres laboratoires dans la région. Je commence à prospecter dans les alentours et j’en trouve un derrière les champs de courses de Saint-Cloud. Problème d’itinéraire, je me perds un peu et passe, par hasard, devant un grand bâtiment portant le nom d’Helena Rubinstein. Je m’arrête et demande s’il n’y aurait pas du travail”. Encore une fois, je rencontre un homme fort sympathique qui me demande si je suis occupé le lendemain, je réponds que non, il m’invite alors à revenir. C’est comme cela que je vais totalement me désintéresser de la métallurgie au profit de la cosmétique : par hasard”.
Jean-Claude Le Joliff change donc d’orientation, mais reste au CNAM pour préparer un diplôme de biochimie biologique.
Parallèlement à cela, il travaille cinq ans chez Helena Rubinstein où il apprend la chimie de base.
Il s’exerce également à contrôler la conformité des cosmétiques produits en Europe.
Les années Bourjois-Chanel
Il est temps pour Jean-Claude Le Joliff de partir au service militaire.
À son retour, son ancien patron chez Helena Rubinstein est en poste chez Bourjois. Il lui propose de venir travailler avec lui.
À l’époque, le groupe Bourjois-Chanel possédait plusieurs marques, comme Chanel, qui n’était pas bien développée et Barbara Gould. Jean-CLaude Le Joliff ne le sait pas encore, mais l’aventure Bourjois-Chanel va durer une trentaine d’années.
De la formulation à la R&D, en passant par le contrôle qualité, Jean-Claude endosse plusieurs casquettes. Selon lui, “c’était l’époque qui voulait ça. On passait par tous les postes et cela permettait de se perfectionner sur les différents métiers. Mon patron de l’époque part au milieu des années 70 et je me retrouve à le remplacer, en tant que responsable Recherches & Développement de la partie cosmétique du groupe. Beaucoup de projets très intéressants sont en préparation, comme le lancement de la gamme de produits de beauté Chanel. La marque existait, certes, mais il fallait l’alimenter. Finalement, c’est comme si moi et mon équipe l’avions créée. Nous avons fait table rase du passé et avons totalement repensé les produits.”
Chanel n’est pas le seul projet de Jean-Claude Le Joliff. En sa qualité de responsable, il est amené à travailler sur le développement des produits Barbara Gould, qui passent du commerce de détail aux GMS.
L’aventure Bourjois est également, pour lui, un moteur de satisfaction. “Cette marque était très forte en parfum jusqu’à ce qu’elle ait des soucis à l’export. La gamme cosmétique n’était pas si fournie que cela. Pourtant, elle avait une technologie très particulière, celle des fards cuits, qui existe toujours. À cette époque, on ne trouvait pas une femme qui ne possédait pas ce produit, dans son iconique boîte en forme de macaron. Avec mon équipe, nous décidons de décliner ce produit en ombre à paupières et en poudre pour le visage, et cela va réinstaller la marque. La deuxième étape a été d’essayer de refaire de Bourjois une enseigne de parfumerie. Nous imaginons alors des articles de toilettes parfumées, comme des déodorants ou des après-rasages”, se rappelle-t-il.
L”innovation, toujours l’innovation
Alors qu’il travaille toujours pour le groupe Bourjois-Chanel, Jean-Claude Le Joliff est piqué par le virus de l’innovation au début des années 90.
Il commence à fréquenter des formations spécialisées.
Vers 1995, le groupe décide de restructurer les laboratoires et les fonctions techniques en dissociant la recherche du développement. Une structure de direction de l’innovation voit donc le jour.
Une petite équipe se crée, intéressée par la conception de nouveaux produits.
“Nous avons pris le parti de travailler avec des gens qui sont à l’École des Arts et Métiers et qui travaillaient sur des logiques de conceptions alternatives. Puis, dans cette structure, nous avons intégré le CERIES ( Centre D’études et d’Investigations Épidermiques Sensorielles) dans l’idée de suivre une démarche de recherche académique et d’avoir une véritable expertise”, explique-t-il.
Dans dans cette perspective d’innovation, le groupe commence à faire beaucoup de tests d’efficacité et revendique de la performance.
Le CERIES évolue petit à petit, un directeur scientifique issu de la dermatologie est nommé et va jouer un rôle crucial dans la stratégie de développement des soins.
“Grâce à cela, on va inventer des choses improbables, comme un tissu à maquiller, des nouveaux déodorants mais nos travaux n’intéressent personne”, se remémore-t-il. “C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que l’industrie cosmétique était un peu schizophrène”, reprend-t-il. “Elle passe un temps considérable à dire le contraire de ce qu’elle fait. À l’époque, elle ne cessait de clamer qu’elle voulait de l’innovation mais était hermétique à toutes les propositions que nous faisions”.
À la fin des années 90, il commence à s’intéresser aux méthodes de conception et de modélisation de solutions innovantes par ordinateur. Persuadé de leur utilité, il décide alors de monter une sorte de cabinet de conseil, spécialisé dans l’utilisation de ces outils d’innovation assistée.
Dans la foulée, il négocie son départ de la grande maison Chanel.
Encore l’innovation…mais l’enseignement avec !
Début 2001, le projet démarre. Il se rappelle de cette période comme “d’une année noire, c’est la bulle Internet, les attentats du 11 septembre. Je me lance dans cette entreprise alors que les outils à disposition sont des bêta versions, non finalisées. J’insiste un peu et je continue de m’intéresser à des projets innovants comme de nouveaux actifs. Parallèlement, je rencontre un homme important de la profession : Dario Ferrari. Il est à la recherche de personnes à la forte culture de marque. J’engage une collaboration avec Intercos. Je passe donc une partie de mon temps en Italie. Cette expérience a duré le temps que je fasse le tour des stades de football et des pâtes italiennes, puis il a été temps que je rentre en France”.
Une fois sa collaboration avec Intercos terminée, il souhaite se consacrer à des choses qui l’animent vraiment : l’innovation et l’enseignement.
Dans un premier temps, il participe activement aux formations de l’Isipca (école supérieure de l’industrie du parfum, de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire, ndlr).
Rapidement, il rejoint l’équipe de l’UCO Bretagne Nord de Guingamp et va aider Philippe Colas à mettre en place un programme. Il est également recruté par la Cosmetic Valley pour enseigner à Versailles.
En résumé, tout le monde s’arrache les savoirs de monsieur Le Joliff !
Du point de vue de l’innovation, il travaille en tant que consultant et rejoint quelques projets. Il aide son ami Didier Tabary, pendant une dizaine d’années, à mettre sur pieds la marque Filorga.
Au bout du compte, il décide de se détacher petit à petit de ces activités mercantiles et souhaite prendre du recul sur le monde de la cosmétique en général.
La Cosmétothèque
Jean-Claude Le Joliff a depuis longtemps en tête un projet de conservatoire de la cosmétique, d’encyclopédie historique des savoirs-faire de cette filière.
“Je me suis toujours dit qu’un outil pareil serait assez utile et très malin. Comme je ne joue ni au golf, ni au bridge, et que le reste de mes passions me laissent un peu de temps, je décide de lancer cette idée de Cosmétothèque (contraction de bibliothèque et de cosmétique) en 2014. Je fais donc une formation de gestion de muséologie technique et scientifique pour structurer au mieux la Cosmétothèque. Depuis, elle est nourrie activement, par moi et d’autres contributeurs”, précise-t-il.
Infatigable, Jean-Claude Le Joliff continue d’enseigner à droite à gauche, même s’il essaye de freiner la cadence.
Au bout de deux heures de discussion, il est temps de se quitter. “Mais, nous n’avons même pas commandé de chocolat”, remarque-t-il.
Manque de chance, la maison ne fait plus l’emblématique boisson vantée par Jean-Claude Le Joliff.
Qu’à cela ne tienne, Paris regorge de brasseries emblématiques, l’occasion sans doute de se revoir et de parler de l’histoire de la cosmétique.
Le rendez-vous est pris !