Saul a le blues, ce soir. Il est le dernier client chez Joes’, un bar de Lower Manhattan, et Bronco, le bar tender, aimerait bien pouvoir fermer et rentrer chez lui. Mais, que voulez-vous, les 240 kg (et peut être un peu plus, mais ne le dites pas à Ruth, sa femme) de cet ancien champion des Heavy Weight du New Jersey cachent une âme de sentimental. Alors Bronco a décidé de le laisser s’épancher, le vieux Saul. Nous sommes le 10 Septembre 2001, il est 23h12, et demain sera un jour comme tous les autres jours, après tout. Alors, pourquoi le brusquer ?
- 90 ans, ouaip, trois mariages, 4 enfants, et toute une carrière à sniffer des solvants.
- Des solvants, Saul ?
- Des solvants, parfaitement. 75 ans de solvants, Bronco.
- Comment ça se peut, Saul ?
- Vois-tu, je me suis embauché dans cette usine de Newark, au bord de la Passaic River, j’avais 15 ans. On était 5 enfants à la maison et mon père s’était arrêté pour de bon en 1917 quelque part en France pendant la Grande Guerre. Un bled nommé Verdun, je crois. Il n’en est jamais revenu. Alors, fallait bien faire bouillir la marmite, you see ?
Les 2m02 de Bronco se penchent un peu plus vers Saul :
- Je comprends, Saul.
- Alors, voilà. Un jeune gars qui ne savait pas faire grand-chose si ce n’est mettre un pied devant l’autre se retrouve dans cet immense usine, entouré de gens de couleur, comme ils disent, et environné de cette odeur qui ne m’a plus jamais quittée.
- Ah bon ? C’était quoi ?
- Des solvants, man, des solvants. Des esters, qu’on appelle ça.
- Okay, et vous en faisiez quoi ?
- Tu vas pas me croire….
Bronco s’accoude au comptoir :
- Mais si, vas-y, tu sais, j’en ai entendu, dans ce bar…
- Des vernis à ongles, man, par centaines de pounds, par milliers de gallons !
- Get out of here !
- Tu vois, je t’avais dit que tu ne me croirais pas….
- Non, non, sorry, continue.
- Oui, des vernis à ongles ; et comme la matière première qui fait le film sur l’ongle n’est soluble que dans les esters, on en consommait des tonnes ! Littéralement.
- Ah oui ? Ça s’appelle comment ?
- La Nitrocellulose, man, la nitrocellulose.
Bronco sert une autre rasade du poison favori de Saul :
- Okay. Et c’est tout ce qui faut, alors, nitrocellulose et esters ?
- Non, non. Merci pour le verre de bourbon on the rocks.
- Le dernier, hein ?
- D'accord. Non, il fallait aussi d’autres résines pour donner du corps au film. Ce qui est marrant, c’est qu’on ne savait pas trop quoi prendre, alors on est allé voir nos voisins qui fabriquait du saccharose et qui avait un sous-produit dont ils ne savaient que faire. La TSFR, ça s’appelait.
- TF… quoi ?
- TSFR, Toluene Sulfonamide Formaldehyde Resin, pour être précis.
- Wow, tu en sais des choses.
- 75 ans de métier… on apprend un peu. Et, remarque, c’était pratique, ça aussi, c’est soluble dans les esters. Alors, on a essayé, ça a marché, et on s’en sert encore aujourd’hui, mais moins à cause de la réglementation.
- Eh ben, on peut dire que vous avez eu la main heureuse.
- Oui, à cette époque, c’était facile. On faisait surtout du rouge. Le Revlon Red, qu’ils appelaient ça. Facile à faire, stable, brillant. C’est pour ça qu’on a dit longtemps du rouge à ongles. Mais ça s’est compliqué après.
- Ah bon, pourquoi ?
- Eh bien, ils ont voulu rendre les couleurs plus brillantes. Alors, on est allé voir cette compagnie dans le Maine, je crois, qui avait une flotte de pêche et tirait des écailles de poisson un produit super fin et brillant qui allait bien dans nos vernis.
- Des écailles de poisson, Saul ?
- Oui, la guanine, ça s’appelle.
- Okay, et alors, pourquoi ça rend les choses plus compliquées ?
- Parce que ils ne se sont pas arrêtés là. Ils ont créé de nouvelles couleurs qui utilisaient d’autres pigments et d’autres nacres, des choses plus lourdes que le vernis et qui ne flottaient plus dedans.
Le visage de Bronco s’éclaira soudain. Il était en terrain connu. Ne venait-il pas de repeindre tout son sous-sol avec l’aide de son beau-frère ?
- Ben oui, comme dans les peintures, hein ? Tout le monde sait qu’il faut les mélanger avant de s’en servir, non ?
- Oui, sauf que nos vernis sont vendus dans des petits flacons en verre et que l’on ne peut pas se permettre une séparation, la cliente n’en voudrait pas.
- Je comprends. Ben il n’y a qu’à rendre le vernis plus épais et ça va flotter tes trucs, là. Faut mettre plus de farine dans la pâte si tu ne veux pas que les raisins secs, ils aillent au fond, non ?
- C’est ça, Einstein. Et comment tu l’appliques sur les ongles, ta pâte aux raisins secs, hein ? Non, il fallait trouver quelque chose qui rende les vernis épais et fluide à la fois.
- Mission impossible, alors.
- Oui, ça a pris des années. Et puis, dans les années 60, ils ont fini par trouver.
- Et quoi, alors ?
- Tu vas pas me croire, encore….
Les deux énormes mains de Bronco s’écartent de son corps, les deux pouces pointés sur son torse :
- Try me !
- De l’argile, Bronco, de l’argile.
- Quoi ? De la terre dans les vernis ?
- Oui, mais raffinée et traitée. Et c’est chouette parce que, avec ça dedans, quand tu touches pas au flacon, le vernis est super visqueux et il tient tout en suspension, et puis quand tu agites, il devient fluide, tu peux l’appliquer, et, quand c’est fini, tu poses ton flacon et la viscosité remonte toute seule comme une grande. Magique, non ?
- Magique, oui.
- Alors, on a continué pendant quelques années comme ça et puis tout a changé, encore.
Bronco étouffe un bâillement. Il est réveillé depuis 5h00 du matin. Longue journée…
- Comment ça ?
- La faute aux Allemands et aux Californiens. Ils ont commencé à raconter que c’était pas bon pour la santé, ce qu’on respirait en s’appliquant du vernis. Surtout pour les femmes enceintes. Et ils ont dit que ça venait d’un des solvants, le Toluène.
- Et alors ?
- Alors, il a fallu l’enlever. Et nous, on l’aimait bien, le toluène. C’était un super produit pour fabriquer les gels d’argile, les gels de Bentone, qu’on appelle ça. C’était en 1987, je m’en rappelle comme hier, et on a mis quelques années pour arriver à le supprimer en gardant, et même en améliorant la qualité des vernis.
- Vous l’avez remplacé par quoi ?
- Ben par rien, en fait. On a augmenté la proportion des autres solvants. Et on a travaillé sur les procédés de dispersion pour les rendre plus efficaces.
- Problem solved…
- Oui, sauf que ça n’était pas fini. Ils nous ont supprimé des pigments, rajouté des nacres avec des effets de couleur, changé les gammes de teintes… Tu vois, au début, on n'avait presque pas de nacres. Puis pas plus de 1 %. Maintenant on met 5, 10, parfois 15 % de nacre. Et la consommatrice ne doit s’apercevoir de rien. Mais pour nous, les formulateurs, c’est un vrai souci.
- Okay, mais pour toi, c’est fini, non ?
- Tu rigoles ? Ils ne veulent pas me laisser partir. J’ai trop d’expérience, qu’ils disent. Alors je reste. Faut croire que ça conserve, les solvants ! Allez, je me rentre. Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout.
Saul se lève et enfile son manteau. Il fait frais en ce début d’automne.
- No problem. Rentre bien et fais attention à toi.
- Oh, tu sais, je suis tranquille, j’ai pris un appartement dans le World Trade Center. Il ne peut rien nous arriver là-bas.
Nous sommes maintenant toujours à Manhattan, le 11 Septembre 2001, à 1h32 !
Fiction ? Bien sûr ! Mais il est probable que, quelque part dans Manhattan, il y a toujours un bar tender nommé Bronco…
Et qu’il est vrai que les formulations de vernis à ongles ont évolué de façon extraordinaire au cours des années, comme pour tous les produits de la gamme cosmétique. C’est bien toujours le même flacon, la même pinceau, apparemment, et la même odeur.
Mais le produit a évolué, silencieusement et discrètement, permettant des couleurs, des textures auxquelles le Saul de 1960 n’aurait pas pu même rêver.
La consommatrice ne le sait pas, pourquoi le saurait-elle ? Elle ne voit, et ne doit voir que l’amélioration des qualités d’application, de la tenue, la brillance, le temps de séchage et l’élargissement de la gamme des couleurs et des textures sans avoir la première idée des efforts que cela demande aux formulateurs. Et c’est tant mieux. Et aussi notre fierté de formulateurs…
Aujourd'hui, Saul serait étonné de voir à quel point le Nail Art a envahi tout l'espace. Il serait surpris de savoir que le produit qui l'a occupé pendant si longtemps est devenu l'arme principale des "fashion victimes", et ce quelle que soit la latitude et dans tous les pays du monde.
Merci, Saul.
Cette histoire a été proposée par Éric Wimmer.
Depuis 1980, Éric est au service de l’industrie, d’abord chimique, puis cosmétique. Doctorat en Chimie 1979, Doctorat ès Sciences Physiques 1985, il a commencé sa carrière à Sorgues (Vaucluse) comme chimiste de synthèse. Là, les dérivés nitrés l’ont conduit à s’intéresser à la Nitrocellulose, puis à la formulation des vernis à ongles. Il a par la suite évolué dans l’industrie cosmétique en France, aux USA et en Europe, aussi bien dans des entreprises de sous-traitance (Durlin, Tevco, IL Cosmetics) qu’au sein de marques (Parfums Christian Dior) à plusieurs niveaux de postes, des Opérations à la Direction de groupes multinationaux, en passant par la mise en place et la gestion de Laboratoires, activités qu’il continue d’exercer aujourd’hui. |