Dans la série "les concepts oubliés", nous abordons aujourd'hui la question si souvent discutée de la couleur de la peau en relation avec le bronzage. Cette question est importante et constitue une préoccupation centrale de la démarche de beauté, et, par extension, de l'industrie cosmétique, depuis toujours. De nombreuses approches ont été envisagées, allant de la peau très claire à la peau bronzée, la notion de couleur primant, la notion de sécurité n'intervenant que plus tardivement.
Dans cet esprit, un moment s'est imposé l'idée que de faire fabriquer par la peau de la mélanine plus rapidement pourrait constituer une approche satisfaisante, et une parade efficace contre les méfaits du soleil. De nombreux projets ont existé dans ce sens, s’organisant autour du thème des "prémélanine" ou "promélanine". Les premiers produits sont apparus dans les années 70 en utilisant entre autre de la tyrosine (Gamme Golden Beauty™ Helena Rubinstein). Nous relatons aujourd'hui un épisode se rattachant à une marque spécifique, Bergasol, qui a marqué son temps par une approche particulière. L’idée de base était d’utiliser les propriétés de sensibilisation des huiles de bergamote pour favoriser l’apparition du bronzage. Certains composants de ces huiles étant par ailleurs utilisés dans des applications de pathologies cutanées,
la PUVA thérapie entre autres
. Cet épisode est à replacer dans le contexte de l'époque où sécurité et efficacité étaient souvent des sources de compromis délicats.
Merci à Céline Couteau et à Laurence Coiffard pour leur contribution sur ce thème.
Jean Claude Le Joliff
Bergaptène et Bergasol, une épopée de plus de 20 ans…Ou comment bronzer à tout prix
Dans les années 1970, on en est encore aux balbutiements dans le domaine de la photoprotection topique. On ne se place pas du tout sur un plan de santé publique, même si la notion de "sécurité" fait très timidement son apparition. Les produits PHAS ont alors pour slogan : "et votre peau bronze, bronze en toute sécurité". Une jeune femme au teint bronzé et portant de larges lunettes protectrices pose sur les encarts publicitaires, montrant que produit solaire et lunettes vont de pair pour une protection complète. Mais cette sécurité ne s’affiche-t-elle que dans le slogan ? C’est ce que l’on pourrait croire au regard de l’affaire qui va bientôt secouer l’opinion publique et l’industrie cosmétique. Les sociétés sont de plain-pied dans le domaine esthétique : il faut bronzer efficacement et avec le moins de désagréments possibles. Le coup de soleil est à éviter car il est douloureux et inesthétique, un point c’est tout ! Il n’est pas jugé dangereux. Un petit coup de pouce peut même être apporté aux "peaux qui ne brunissent pas facilement". On préconise alors l’usage d’ingrédients tels que la bergamote, l’orange ou le citron, qui "optimisent" l’action des UV. Comme exemple, on peut citer les produits Bergasol et Bergaplage. Le bergaptène contenu dans ces produits a fait couler beaucoup d’encre et est à l’origine d’un feuilleton qui durera plus de 20 ans. Cette molécule est bien connue dans le domaine médical puisqu’elle est utilisée dans le domaine thérapeutique depuis quatre millénaires.
Périodes | Caractéristiques |
2000 avant J.-C. - 1930 | Description des effets cutanés liés à l’association soleil et plantes photosensiblisantes. Les psoralènes en cause sont contenus chez les Apiacées ( Ammi majus ) et les Légumineuses ( Psoralea corylifolia ). Égyptiens et Indiens y ont recours pour traiter des pathologies comme le vitiligo. Les voies topique et orale sont utilisées. À noter que le vitiligo est appelée lèpre blanche en Inde. |
1930 - 1960 | Extraction, identification des structures chimiques – synthèse des psoralènes. La relation structure/activité est élucidée. Le traitement du vitiligo par voies orale et topique se fait à l’aide du 8-MOP (8 méthoxypsoralène). |
1960 - 1988 |
Multiplication des études toxicologiques tant
in vivo
qu’
in vitro
. Détermination des effets sur les patients traités à long terme.
C’est l’âge d’or de la puvathérapie, association d’un traitement par psoralène et irradiation dans le domaine UVA. |
1989
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Photothérapie encadrée – orientation vers une photothérapie UVB à spectre étroit. |
2004 | Une étude grenobloise fait le point sur 26 ans de photothérapie à haute dose. Le risque de cancers cutanés n’est pas exclure. Il faut donc réaliser un suivi dermatologique pour chaque patient traité. |
Les psoralènes : des molécules pour le traitement de certaines affections cutanées – quatre millénaires d’utilisation
Oubliant les propriétés phototoxiques des psoralènes, les journalistes de certains magazines féminins chantent, dans les années 1970, les louanges de cette catégorie de molécules présentées comme révolutionnaires. Elles permettraient d’accélérer le bronzage et seraient donc bénéfiques. Une journaliste déclare ainsi péremptoirement (en parlant des psoralènes) que " ces produits très longtemps réputés nocifs, voire dangereux, semblent être (après de longues recherches) parfaitement au point aujourd’hui " même s’ils " restent toutefois contre-indiqués aux tempéraments congestifs ". (L’Officiel de la mode – n°600 – 1973). On ne voit pas bien ce que l’aspect congestif de la peau vient faire là-dedans ! L’avis n’en reste pas moins sans équivoque pour la consommatrice qui feuillette le magazine en question.
L’affaire n’est vraiment pas simple. Pour bien la comprendre, il faut revenir à son origine. Le pharmacien Jean-Jacques Goupil lance, en 1969, les produits Bergasol, en se basant sur le concept "Bronzer vite et bien en toute sécurité". Les noms évocateurs du produit "Bergasol" et du laboratoire pharmaceutique qui les produit, "Bergaderm", ont été choisis en relation avec l’ingrédient-phare, le fameux bergaptène, une furocoumarine connue sous le nom chimique de 5-MOP (ou 4-Methoxy-7 H -furo[3,2- g ] benzopyran-7-ou 5-Methoxypsoralen), et présente dans un certain nombre d’huiles essentielles comme celle de bergamote.
Ce bergaptène ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique et de nombreuses critiques s’élèvent déjà. La rumeur enfle et atteindra la Commission européenne qui décidera finalement d’interdire la vente des produits Bergasol en 1995. L’affaire n’en reste pas là, car cette interdiction va être fatale à la société qui est mise en liquidation judiciaire le 10 octobre 1995. Ce qui est étonnant, c’est l’acharnement de la direction de ce laboratoire à camper sur ses positions, au mépris de ses propres intérêts. De nombreux concurrents, qui avaient surfé sur la vague bergaptène, avaient en effet abandonné les huiles essentielles et n’ont pas fait preuve d’un tel acharnement. Jean-Jacques Goupil a décidé que s’il n’en reste plus qu’un, il sera celui-là ! D’un point de vue réglementaire, le 5-MOP, utilisé dans le traitement du psoriasis en association avec une irradiation UV, est interdit dans les produits solaires et bronzants depuis longtemps. Mais, qu’en est-il des psoralènes présents à l’état naturel dans les huiles essentielles ? C’est ici le nœud du problème, d’autant que les études se succèdent et se contredisent. Jean-Jacques Goupil trouve un puissant allié en Thomas Fitzpatrick, dermatologue américain qui fait autorité dans le domaine.
Parmi ces études, les plus favorables à l'égard du produit Bergasol sont celles menées par M. Fitzpatrick, professeur en dermatologie à la Harvard Medical School (États-Unis d'Amérique). Ce scientifique affirme que le Bergasol est l'huile solaire la plus efficace et la plus sûre jamais développée, puisqu'elle multiplie fortement les réactions protectrices du corps contre les rayons ultraviolets, et que le risque d'effet cancérigène du 5-MOP est négligeable. Selon lui, l'apparition de mélanomes est plus improbable en cas d'application de Bergasol qu'en cas d'application d'huiles solaires sans essence de bergamote.
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Arguments en faveur du produit Bergasol mis en avant lors de l’appel réalisé par la société
Cette information est relayée par la presse qui chante une ode aux produits contenant du bergaptène, qui, " selon d’éminents dermatologues ayant testé ces produits ont conclu que, effectivement, les bronzants à base de psoralènes aidaient à brunir plus vite. De plus, ils permettent de s’exposer moins, ce qui est un point très positif pour la lutte contre le flétrissement de la peau : ils ont aussi la faculté de mettre en activité des éléments protecteurs enfermés sous l’épiderme : ils protègent donc efficacement ". (L’officiel de la mode n°633 – 1977).
Pourtant, les débats concernant le 5-MOP datent du milieu des années 1980, et certains dénoncent clairement " les effets potentiellement cancérigènes de l’essence de bergamote en tant que composant d’huile solaire ". Alors, limitera ou limitera pas la dose de 5-MOP dans les produits solaires ? 1987, 1990, 1991, 1992 et 1993 voient les commissions se succéder et les experts s’affronter. Fin de l’aventure, le 10 juillet 1995 : la Commission adopte la 18e Directive (95/34/CE) qui limite la présence de psoralènes (donc de 5-MOP) à 1 mg/kg dans les produits solaires et bronzants. Ite missa est. Rappelons le rôle important joué par Jean-Pierre Césarini dans cette guerre qui opposa longtemps réalité scientifique et intérêts financiers. Ce dermatologue photobiologiste, soucieux avant tout de la santé humaine, se mit au service de cette cause jusqu’à ce que la raison triomphe.
Depuis, la société Bergaderm a continué de vivre sa vie et a été racheté en dernier lieu par le géant pharmaceutique, Oméga pharma. L’onglet "histoire" du site fait toujours référence au créateur du concept "Bronzer vite et bien en toute sécurité". La philosophie des produits Bergasol est toujours la même : optimiser le bronzage. L’activateur utilisé de nos jours est toutefois bien anodin, puisqu’il s’agit de tyrosine, un activateur de bronzage qui n’est pas controversé d’un point de vue toxicologique, mais sans doute pas très efficace non plus.
La morale de l’histoire tient en une phrase : "se souvenir des erreurs du passé". La Cosmétothèque®, en saluant les belles innovations (et elles sont nombreuses !) et en rappelant les pages quelquefois plus sombres de l’histoire des cosmétiques, s’inscrit parfaitement dans cette logique.
Source
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Beauté mon beau souci – Une histoire de la beauté et des cosmétiques
, Édilivre, 285 p, 2015.
Contribution réalisée par Céline Couteau et Laurence Coiffard
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