Christine Lauth et Olivier Thierry nous content ici la conduite du projet Pastel au sein de l’organisation Bourjois/Chanel. Il a consisté en la remise en culture de pastel dans la région de Toulouse et en la préparation d’une huile à usage cosmétique. De nos jours, ce projet pourrait paraître assez évident. À la fin des années 80, ça l’était beaucoup moins ! L’équipe qui en était en charge a dû mener à bien de nombreux travaux pour couvrir tous les domaines, de la production à la formulation en passant par les différents stades de conservation des graines, les études d’innocuité, de tolérance et de stabilisation… Aujourd’hui, cette démarche serait qualifiée de RSE, sans aucun doute. Bravo pour ce travail et merci à eux pour ce récit - Jean Claude Le Joliff
C’est en mai 1988 qu’eut lieu la première rencontre entre les professeurs Gaset et Delmas, du Laboratoire des Agroresources de l’École Nationale Supérieure de Chimie de Toulouse, et Bourjois, représenté par Christine Lauth et Jean Claude Le Joliff. Ce contact faisait suite à un article paru sur le pastel dans La Dépêche du Midi intitulé "La deuxième chance du pastel", découpé par le père de Christine Lauth qui l’avait envoyé à sa fille.
La relation entre pastel et Bourjois était évidente puisque les petites boites rondes portant le même nom faisaient, entre autres, la renommée de la marque.
La plante avait fait la fortune du pays de Cocagne pour la fourniture du "bleu de pastel", obtenu à partir des feuilles. Dans le cadre de la valorisation de la plante, la remise en culture à partir de semences retrouvées à l’INRA avait fait s’intéresser à la graine. La composition de l’huile déterminée par le laboratoire des Agroressources avait mis en évidence une richesse en acides gras polyinsaturés pouvant intéresser le domaine cosmétique.
En décembre1988, une rencontre fut organisée avec l’ensemble des acteurs pour un projet d’exploitation du pastel, à savoir la coopérative productrice des graines (la CAL), le fabricant de l’huile (AGRO CINQ et sa filiale EPM), les professeurs Gaset et Delmas qui avaient travaillé sur la composition de l’huile et l’exploitation potentielle de ses constituants, et Bourjois.
La décision de principe concernant l’utilisation cosmétique de l’huile de pastel fut prise au milieu de l'année 1989. À ce moment-là, les rendements en termes de culture de la plante et la reproductibilité de la composition des graines restaient à confirmer, le procédé d’obtention de l’huile à choisir (extraction par pressage ou par solvant) et, par voie de conséquence, le type de conservation et les critères de contrôle visant à utiliser une huile végétale de qualité cosmétique constante et reproductible étaient à déterminer.
Coopérative agricole du Lauragais
Dès 1985, la Coopérative Agricole du Lauragais (la "CAL" devenue aujourd’hui le Groupe Coopératif Occitan), en collaboration avec le laboratoire des Agroressources, remet en culture expérimentale le pastel à la ferme de Loudes de Castelnaudary (ferme que nous visiterons guidés par Monsieur Mailhol), pour déterminer les conditions optima de culture de la plante.
À côté du pastel, la CAL, très dynamique, menait des études diverses et, parmi celles-ci, des essais de pollinisation croisée : deux variétés de végétaux étaient cultivées dans une serre et les abeilles qui y étaient lâchées faisaient le travail d’hybridation.
Le pastel est semé à la fin de l’été (septembre - octobre) pour être récolté en juin.
Les rendements escomptés en 1989 étaient de l’ordre de 200 kg de graines par hectare avec un bon espoir de les faire monter à 400 kg/ha.
Production de l’huile
Une huile végétale peut être obtenue par pressage ou par extraction solvant. Pour le pastel, les premiers essais furent réalisés à Toulouse sur une huile obtenue par extraction solvant avec des rendements de l’ordre de 25 %.
Dans le cadre de la pré-étude décisionnelle concernant la participation au projet, un premier échantillon de 200 g d’huile brute extraite par solvant parvient chez Bourjois en mai-juin 1988. Le produit était coloré, odorant (foin-luzerne) et ne ressemblait pas vraiment à une matière première facilement incorporable dans un produit cosmétique !
Après quelques études préliminaires, il fût décidé assez rapidement de travailler sur une huile vierge, à savoir obtenue par pressage mécanique à froid, sans solvant, clarifiée par des moyens physiques ou mécaniques et sans aucun traitement de raffinage physique ou chimique ni ajout d’additifs. (Définition d'"huile vierge" - Décret 64-1166 du 19/11/1964)
Ce choix permet une maîtrise plus aisée des caractères organoleptiques de l’huile (couleur et odeur) ainsi que de sa composition. L’appellation "huile vierge" commence à devenir dans les années 90 une revendication importante.
Recherche analytique
Avec l'aide d'un élève ingénieur de l’école Nationale Supérieure de Chimie de Toulouse - Laboratoire des Agroressources, en stage de six mois chez Bourjois, les conditions de stockage des graines, d’extraction de l’huile, sa conservation et la "carte d’identité" concernant la composition de l’huile vont pouvoir être déterminées.
Les compositions qualitatives et quantitatives en acide gras insaturés des huiles obtenues par solvant et par pression sont proches. On note une différence au niveau de l’acide oléique qui passe de 23 à 13 % de la composition en acide gras totaux.
L’ensemble des éléments de connaissance de l’huile (analytique, toxico-tolérance) va permettre d’alimenter les dossiers légaux européens ainsi que l’enregistrement de la matière au Japon.
La dénomination INCI sera accordée sous l’intitulé : Isatis tinctoria seed oil.
Stabilisation de l’huile
L’huile, compte tenu de sa richesse en acides gras insaturés, était facilement oxydable. Après de nombreux essais de vieillissement accéléré par ajout d’antioxydants classiques, et pour conserver le caractère d’huile vierge, il fut décidé de la conditionner sous gaz inerte (azote) en bidons de 10 kg correspondant à des multiples entiers des quantités utilisées dans les fabrications industrielles, minimisant ainsi les risques potentiels d’oxydation liés à la mise en œuvre.
Par la suite, dans les formules cosmétiques, la concentration en huile et le choix d’un système antioxydant approprié ont permis de stabiliser les préparations sans aucun problème.
Mise en culture "industrielle"
La première mise en culture dans le cadre du projet est effectuée par cinq agriculteurs sur 25 hectares en octobre 1989 pour une première récolte en juin 1990. Après fauchage, séchage, séparation silique graine, nettoyage et séchage, la production donnera 800 kg d’huile par pressage, ceci correspondant à peu près aux rendements calculés lors de la remise en culture expérimentale.
Stockage des graines
Par sécurité, la production annuelle de graines sera stockée par moitié dans deux silos à une température inférieure à 10°C et pour une durée maximum de deux ans, des études ayant montré que la graine se dégradait au-delà.
Vie du projet
Un brevet fut déposé en 1991 sur "un mélange d’huiles végétales riches en acides gras essentiels et son utilisation dans les compositions cosmétiques". Ce mélange contenait de l’huile de pastel.
Le mélange fut introduit dans des gammes de maquillage Bourjois et dans une gamme de soin Chanel.
Bourjois continua de bénéficier de l’obligation de non-concurrence jusqu’à fin novembre 1993.
C’était la première fois que la société Bourjois s’investissait directement dans l’obtention de l’une de ses matières premières, depuis la culture de la plante jusqu’à la production de l’huile, et que le laboratoire R&D suivait l’opération de A à Z. À l’époque, le laboratoire R&D de Pantin recherchait une huile végétale d’origine tropicale ou exotique qui sorte de l’ordinaire. C’est au Pays de Cocagne qu’il l’a trouvée !
Cette contribution a été réalisée par Christine Lauth et Olivier Thierry. Tous les deux ont travaillé sur le projet Pastel au sein de la société Bourjois/Chanel. Ce sont eux qui l'ont mené à bien. Ils nous le racontent aujourd’hui.
Après des études de pharmacie, Christine Lauth s’est orientée vers la cosmétique. Elle a débuté chez Stendhal avant de rejoindre l’organisation Bourjois/Chanel pour y exercer des responsabilités essentiellement dans la R&D de la formulation Soin. Olivier Thierry est chimiste de formation. Après une première expérience au laboratoire de contrôle d’une entreprise pharmaceutique, il a poursuivi son parcours professionnel dans le domaine cosmétique, d’abord chez L’Oréal, puis au sein de la R&D Bourjois/Chanel. Successivement en charge du laboratoire de contrôle matières premières, puis du laboratoire d’analyse et du laboratoire d’Expertises Techniques, il a terminé son activité professionnelle en 2011. |